Boko Haram sème la terreur dans l'État de Borno

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Boko Haram sème la terreur dans l'État de Borno

Le Point, 12 Jan 2015

URL: http://www.lepoint.fr/monde/boko-haram-seme-la-terreur-dans-l-etat-du-borno-12-01-2015-1895926_24.php
Les insurgés ont perpétré leur attaque la plus meurtrière. Depuis l'enlèvement des filles de Chibok, ils ne cessent de gagner du terrain. Explication.

Par CLAIRE MEYNIAL
Quelle est la stratégie de Boko Haram et que veulent-ils ?

Auparavant, les djihadistes se contentaient de raids éclair. Aujourd'hui, ils sont engagés dans une lutte systématique contre l'armée et prennent des villages presque tous les jours. La dernière attaque s'est étendue sur cinq jours, presque une semaine de raids meurtriers sur Baga, où les cadavres jonchaient les rues, au bord du lac Tchad. Bilan estimé : 2 000 victimes, 16 villages rasés. Mais la plupart des assauts, comme celui du village de Kautikari, qui a fait 15 morts il y a deux semaines, près de Chibok, ne sont même pas connus de la presse. À Baga, ils ont également pris la base militaire. La crainte est que de là, à 200 kilomètres au nord-est de Maiduguri, ils prennent la capitale du Borno et règnent ainsi sur tout l'État. "Des gouvernements locaux, 20 sur 27, sont passés entre leurs mains", détaille Allen Manasseh, président de la Kibaku Youth Association, de Chibok. La régionalisation du conflit est un risque sérieux, comme le prouvent les attaques du côté camerounais (la dernière a eu lieu ce matin, à Kolofata) et les menaces d'Abubakar Shekau, dans une vidéo postée la semaine dernière, à l'encontre du président Paul Biya.




Combien de combattants Boko Haram compte-t-il ?

C'est très difficile à évaluer, les insurgés se cachant dans des endroits difficiles d'accès, comme la forêt de Sambisa, dans le Borno. Le nombre estimé s'élève à 10 000 membres. Néanmoins, il est plus que probable qu'il ne cesse d'augmenter, avec les succès remportés sur le terrain.

Quelles sont les nouvelles des 276 filles enlevées en avril 2014 dans le village de Chibok ?

Il n'y en a aucune. Parmi celles qui ont été enlevées dans la nuit du 14 au 15 avril 2014, 57 se sont enfuies, le soir même ou les jours suivants, dans la forêt, en prétextant un besoin d'aller aux toilettes ou une corvée de vaisselle. Il est probable qu'elles soient destinées aux combattants, comme le suggérait un témoignage recueilli en mai 2014. "Nous n'avons aucun renseignement, aucune vidéo depuis celle du 12 mai [qui montrait les jeunes filles, voilées et récitant des versets du Coran, NDLR]. Lorsque le gouvernement s'est lancé dans de prétendues négociations avec Boko Haram en octobre, nous avons demandé qu'ils exigent une preuve de vie, mais nous n'avons jamais rien reçu, témoigne Allen Manasseh. Certains parents ont abandonné tout espoir et quitté le village pour se réfugier en lieu sûr. D'autres y attendent la mort, résignés."

Lire notre article "Dans le village martyr de Boko Haram"

Qu'ont donné les pourparlers avec Boko Haram ?

Le 26 octobre 2014, les autorités nigérianes prétendaient négocier, au Tchad, avec des représentants des insurgés pour parvenir à un cessez-le-feu et obtenir le retour des 219 filles. Abubakar Shekau, le chef de Boko Haram que le gouvernement a prétendu avoir tué trois fois, a envoyé une vidéo à l'AFP le 31 octobre, démentant cette information. "Nous n'avons signé de cessez-le-feu avec personne [...], nous n'avons négocié avec personne. [...] C'est un mensonge", affirmait-il. De fait, les attaques n'ont jamais cessé et les jeunes filles n'ont pas été libérées. Le gouvernement aurait-il menti ? "Ils ont tout simplement traité avec des imposteurs", estime Ike Okonta, politologue de la fondation Open Society, à Abuja. Le gouvernement nigérian verse énormément d'argent à des intermédiaires plus ou moins fiables, certains y auraient vu un moyen simple de s'enrichir.

Quid de la coopération internationale et régionale ?

Les engagements pris avec le Tchad, le Niger et le Cameroun, en mai 2014 à Paris n'ont pas été tenus. Le 15 décembre, Jean-Yves Le Drian a cependant prôné la création d'un comité de liaison militaire, proposant d'envoyer du personnel français pour y contribuer. L'aide promise au printemps par les États-Unis, qui comprenait des drones pour survoler la forêt de Sambisa, a été très réduite, notamment à cause de la mauvaise entente entre les armées. "Les États-Unis ont prétendu que les informations transmises à l'armée nigériane n'avaient pas été utilisées. Ils sont repartis", explique Ike Okonta. L'armée nigériane est également accusée de graves atteintes aux droits de l'homme, ce que les États-Unis lui reprochent. "C'est d'ailleurs le seul pays à se le permettre, puisqu'ils n'achètent plus de pétrole au Nigeria", note Benjamin Augé, chercheur à l'Ifri. Les rapports entre les deux pays se sont dégradés. Certains, comme le général à la retraite et analyste du Centre for Democracy and Development Jibrin Ibrahim, soulignent que le moment est mal choisi pour les États-Unis de faire la leçon alors que vient de sortir un rapport sur les pratiques de torture de la CIA. Devant l'ampleur des dernières attaques, Chris Olukolade, le porte-parole de l'armée, a de nouveau appelé à la coopération internationale.

Comment vivent les habitants du Borno ?

Ils survivent, dans la terreur. Dans les villages qu'ils ont pris, les insurgés ont instauré une sharia très stricte. "Ils jettent les gens en prison, ils les fouettent pour ce qu'ils considèrent comme des infractions sexuelles. Ils changent les pratiques de l'islam. Et à Gwoza, où a été instauré un califat, des habitants qui ont fui m'ont raconté qu'ils coupaient les mains des voleurs", rapporte Allen Manasseh. Maiduguri, suspendue à la crainte de l'assaut final, est aussi submergée par l'horreur. Ce week-end, une bombe placée sur une adolescente a fait une vingtaine de morts dans un marché. "L'hôpital accueille un flux continu de patients, nous avons aussi beaucoup de soldats blessés de la base militaire. Ils sont allongés à même le sol par manque de lits. Je viens de parler à une femme qui s'est enfuie de Baga, son mari militaire a été tué et elle ignore où sont ses deux fils. Elle m'a montré ses jambes pleines de bleus et de coupures parce qu'elle avait couru jusqu'ici [à 200 kilomètres, NDLR]", témoigne une source de l'hôpital. Les déplacés affluent des environs de Baga, parfois avant même les combats. "La situation est terrible, la ville est en train de devenir un immense camp de réfugiés, décrit le gouverneur de l'État de Borno, Kashim Shettima. La population explose, avec plus de 3 millions d'habitants et ce que cela suppose de dommages pour les infrastructures. Nous avons fermé toutes les écoles pour offrir des abris supplémentaires. "

La population n'est-elle pas défendue par l'armée ?

Les soldats de Baga ont déserté les casernes de Monguno, où ils vivaient avec leurs familles. Quant à la Division 7, créée spécialement pour lutter contre Boko Haram, elle ne sort pas des casernes de Maiduguri. Gangrenées par la corruption, sous-payées et moins bien équipées que les insurgés, les forces armées refusent les combats. La population est cependant toujours défendue par les "Civilian JTF". Ces milices civiles hétéroclites, où se mêlent bons pères de famille et délinquants, lui soutirent désormais de l'argent.

Le terrorisme peut-il coûter sa réélection à Goodluck Jonathan ?

Muhammadu Buhari, le candidat de l'opposition (APC), brandit ce thème de campagne pour l'élection présidentielle du 15 février, mais il y a peu de chances qu'il l'emporte. "Cela n'intéresse pas la majorité des Nigérians", estime Ike Okonta. Goodluck Jonathan, qui a exprimé son soutien à la France après l'attaque de Charlie Hebdo, est d'ailleurs resté muet sur celle de Baga... "Cela ne représente un enjeu que pour les populations concernées, qui ne votent pas traditionnellement pour le PDP, le parti majoritaire. Les trois États visés (Borno, Yobe, Adamawa) sont marginaux pour le gouvernement, politiquement et économiquement", analyse Benjamin Augé. L'état d'urgence les empêchera même tout simplement de voter. Cela signifie aussi que les troupes risquent d'être redéployées pour sécuriser les lieux de vote, ce qui laissera Maiduguri encore plus désarmée.